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"Ne dites pas à ma mère que je joue dans les jams, elle me croit chef de chant à l'opéra."

La Musique traditionnelle a bien meilleur goût.

 

par Marie Muller

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Va où le vent te mène…

 

Un jour, une amie violoniste me convie à un jam. À la question : « C’est quoi, un jam ? Â» elle répond : « C’est une soirée où plein de musiciens viennent avec leur instrument, jouent ensemble, boivent de la bière et rient très fort. Â» J’étais assez sceptique sur la place que je pourrais occuper dans ce type de soirée, très privée, réservée à des initiés, habitués, et allumés, qui plus est ! Je tentai un : « Est-ce que je peux venir et juste regarder ? Â». Elle ne parut pas surprise. Mais je me doutais bien que je ne sortirais pas indemne de cette soirée.

Nous nous sommes retrouvées chez elle dans l’après-midi pour grignoter un morceau avant de nous rendre à la soirée jam en question. Au fil de la conversation, elle m’amenait progressivement vers le piano pour « faire de la musique ensemble Â». Là. Juste comme ça. Pour le plaisir. Pour s’amuser. « Si, si, tu verras, tout ira bien. Tu vas faire ça très bien.». Faire quoi, au juste ? Juste comme ça. Bon. Juste comme ça… Elle met un disque et commence à jouer. Comme sur le disque ! Waw ! Elle a dû répéter avant, c’est pas possible ! J’ai jamais fait ça, moi ! La musique du disque est vraiment forte. Ça déménage ! On y entend des violons, de l’accordéon, un piano et quelque chose qui ressemble à une contrebasse en arrière-fond. J’écoute. Je tends l’oreille pour essayer de distinguer le rôle du piano dans toute cette agitation. Je commence à effleurer les touches. Je tâtonne. Y a pas de partition. Pas grave. Allez ! Je me lance ! Je réfléchis. Cesse donc de réfléchir ! Fonce ! J’ai trouvé la tonalité. C’est au moins ça. J’essaye de reproduire la ligne de basse. C’est rassurant. Au moins, la main gauche est occupée ! Puis quelques accords identifiés. Le rythme est d’enfer ! Ça déménage ! Je n’ai pas le choix, il faut embarquer. Allez, lance-toi ! Marche ! Ouais bon… Il ne suffit pas de dire « marche ! Â» pour marcher. Il ne suffit pas de dire « improvise ! Â» pour improviser. Il faut avant tout une bonne motivation. Je me sens un peu poche, mais bon, c’est pas grave. Mon amie m’a donné l’absolution en m’accordant toute sa confiance. Ça sécurise. Il n’y a qu’elle et moi pour entendre mes horreurs. Et puis le disque est plus fort que les fausses notes. Ça désinhibe ! Au bout de quelques dizaines de minutes, ça commence à venir. Je m’améliore. Quelques enchaînements qui ressemblent à des cadences parfaites. Ça va, je m’y reconnais. Oups ! Là, y a des surprises parfois. Je ne m’attendais pas à cette modulation-là. Je continue de tâtonner. Ça va vite ! Je cours après le violon. Je guette le retour du premier thème. Yehhh ! Je l’ai eu ! Ça motive. Après quelques dizaine de minutes de marathon… repos !

Forte de cette première séance d’initiation, j’assistais un peu plus tard dans la soirée à mon premier jam avec les oreilles déployées comme des antennes paraboliques pour entendre tout ce qu’il m’était possible de capter. Plongée dans une ambiance déchaînée de violoneux acharnés et endurants, j’étais en train de vivre ma première immersion dans la musique traditionnelle québécoise. Évidemment, on me contraignit rapidement à m’asseoir au piano pour avoir osé avouer que j’étais pianiste. Tais-toi et nage ! C’est ce que j’ai fait les heures suivantes. Comptant sur une expérience réduite en la matière, je n’ai pu que m’en remettre à des réflexes de survie hérités de mon expérience classique heureusement assez solide pour maintenir ma réputation au dessus du niveau du ridicule et accompagner selon mon instinct reels et gigues jusqu’à plus soif ! Attendris d’assister aux tout premiers pas d’une petite Française dans la musique québécoise, pleins d’indulgence et de compassion, les musiciens présents m’ont félicitée et encouragée ardemment à me joindre à eux dans les prochains jams. Bouleversée par cette entrée inespérée dans le Monde merveilleux des violoneux, j’étais excitée comme une enfant abandonnée qui aurait trouvé une nouvelle famille.

 

Le goût des choses simples

 

J’avais conservé de la France un regard assez perplexe sur la musique traditionnelle. Au contraire de la musique ancienne qui trouve son origine à la même époque, savante et raffinée, la musique traditionnelle est rustique et campagnarde, pour ne pas dire franchement terreuse. J’ai bien souvenir d’avoir appris à danser quelque bourrée à l’école primaire, influencée par l’enthousiasme de la maîtresse, qui y croyait vraiment. Manquaient juste les sabots pour s’imprégner du style. Je me souviens aussi de soirées bretonnes où nous dansions tous en farandole lors des veillées de camp, nous tenant par les petits doigts en dessinant des petits moulinets dans l’air avec les petits doigts des voisins. Mais ces distractions étaient rares et réservées à des moments privilégiés, motivés par un petit clan de passionnés issus pour la plupart du terroir, le vrai, tentant vaille que vaille d’en perpétuer la tradition.

Mais, pour moi, la musique traditionnelle québécoise a bien meilleur goût.

 

Un bain de culture

 

Reléguée la plupart du temps aux confins de l’oubli pour ne ressortir que ponctuellement au temps des fêtes ou de la cabane à sucre, la musique traditionnelle a longtemps été considérée un brin quétaine. À travers la popularité grandissante de nombreux groupes de la relève (La Bottine Souriante, Vent du Nord, La Volée d’Castors, Genticorum, Mes Aïeux…), elle semble lentement réhabilitée aux oreilles du grand public. Enrichie de nouvelles influences (Europe de l’Est, Amérique latine, jazz, pop…), elle n’en demeure pas moins le fondement – voire l’essence même – de l’identité culturelle québécoise. En pénétrant le monde des jams de musique traditionnelle québécoise, j’avais le sentiment de pénétrer le cÅ“ur du Québec tout entier.  

 

Amours infidèles

 

Après avoir flirté toute une nuit avec la musique traditionnelle, je suis retournée à mon quotidien de pianiste classique. Je me sentais à la fois pleine de fierté d’avoir su relever le défi d’une telle immersion et un peu honteuse d’avoir joui de bonheur avec une musique aussi… rustique et rudimentaire.

La musique classique m’avait appris le son propre, lisse, subtil et intense, pensé, étudié, mesuré, maîtrisé, la divine sonorité, le respect du texte, de l’écrit, la rigueur, l’intériorité, la pureté, l’expression, le phrasé, la respiration, le silence, l’inspiration, la densité de l’instant présent, l’ambiance quasireligieuse des salles de concert… La musique traditionnelle faisait voler tous ces préceptes sacrés en éclats, relevant d’un tout autre ordre, sur lequel règne le rythme, LE rythme avant tout, incitant avec une énergie décoiffante à l’invention, l’improvisation, la spontanéité, la rugosité des sonorités, festive et joyeuse, dynamique et ludique, faisant lever le monde de sa chaise dans une euphorie collective, pleine de vie, de bonne humeur…

Jammer des nuits durant avec mes amis violoneux allait devenir pour moi un petit péché secret : mon plaisir coupable.

 

Le défi de l’apprentissage

 

Après le premier jam, je me suis mise au travail. Encouragée par les uns, guidée par les autres, j’ai fait mes devoirs : écouter tous les disques de musique traditionnelle qui me tombaient sous la main, saisir la structure (AABBAABBAABB… la plupart du temps, mais aussi AABBCCDDBBEE…), assimiler les rythmes des reels et des gigues et y introduire quelques syncopes bien senties, se familiariser avec les diverses progressions harmoniques, s’inspirer des grilles retranscrites par certains éditeurs puis s’en libérer rapidement en y apportant quelques touches personnelles (permuter les accords, ajouter un accord de passage, introduire une pédale, un contre-chant, un chromatisme…), prendre confiance, connaître le répertoire commun et fréquenter les Veillées du Plateau où l’on danse des sets carrés, des gigues et des quadrilles sous le contrôle d’un caller soutenu par d’excellents musiciens. Inspirant. À peine débrouillée, je me suis jetée à mon tour dans la fosse : j’ai accompagné mon premier bal, donné mon premier spectacle de musique traditionnelle... Vas-y ! Fonce ! Privée de partition – ma meilleure alliée depuis toujours –, j’apprenais à faire confiance à mon instinct. Portée par un rythme endiablé et le désir viscéral de participer à l’euphorie générale, je découvrais une tout autre manière d’entrer dans le jeu : AVEC LES OREILLES, avant tout !

 

La veillée au quotidien

 

Il ne fallut pas longtemps pour que je fasse profiter mes élèves de ma récente découverte. J’ai trouvé rapidement dans les reels un matériau idéal pour la compréhension du langage harmonique tonal, choisissant quelques grilles très simples, avec trois accords (I-IV-V), que nous pratiquons d’abords plaqués, très lentement, puis plus vite, en alternant basses à la main gauche et accords à la main droite. En peu de temps, l’harmonie au clavier auparavant réduite à l’exercice un peu austère des cadences trop parfaites a pris des allures de veillée festive. Ça swingue dans le salon ! Depuis, il n’est pas rare qu’un élève arrivant à son cours, avant d’entamer gammes et arpèges ou toute autre pièce plus sérieuse, se précipite sur le piano pour jouer à toute vitesse les pompes d’un reel appris la semaine précédente. J’embarque alors avec la partie de violon jouée dans les aigus et nous voilà partis pour un tour en répétant en boucle le Reel du forgeron, avant de l’accélérer et de le transposer dans une autre tonalité. Harmonie et transposition deviennent un véritable jeu d’enfant. À travers cela, l’élève apprend incidemment à tenir un rythme, à respecter une structure en se repérant sur la mélodie accompagnée, à assimiler des enchaînements harmoniques et à se fier davantage à son oreille. En somme : à développer des réflexes d’accompagnement, avec l’excitation des jours de fêtes !

 

Dis-moi quelle musique tu joues, je te dirai qui tu es.

 

Difficile d’être à la fois tout et son contraire. Pourtant, entre la jameuse traditionnelle et la pianiste classique, je n’ai pas été capable de choisir. Frisant un moment la schizophrénie, j’ai finalement accepté cette double personnalité, en choisissant le meilleur des deux mondes : la musique classique pour l’intensité, la musique traditionnelle pour l’euphorie.

Devenue aux yeux de mes amis violoneux « la-petite-Françaèse-qui-joue-des-reels-québécois Â», je les fais bien sourire. Avec un soupçon de tendresse et de taquinerie, beaucoup de chaleur et de générosité, ils m’ont gentiment adoptée. Pouvais-je espérer meilleur signe de bienvenue ou meilleure intégration ?

 

Marie Muller, septembre 2007

 

 

Sites consacrés à la musique traditionnelle

 

Société pour la promotion de la danse traditionnelle québécoise (SPDTQ)

Informations sur les Veillées du Plateau et l’École des arts de la veillée.

www.spdtq.qc.ca/

 

Centre Mnémo

Pour tout connaître de la musique, de la danse, de la chanson et du conte traditionnels du Québec.

Publications, documentation et archives

www.mnemo.qc.ca/

Traduction de jam : confiture, embouteillage (traffic jam), blocage, bourrage (paper jam)

to be in a jam : être dans le pétrin

 

Il y a quelques années, fraîchement débarquée au Québec, je sondais le paysage musical québécois en quête de repères familiers. Ouverte à toute nouvelle expérience, je ne me doutais pas qu’en me laissant guider par mon entourage, j’allais pénétrer sans le savoir le cœur de la culture québécoise.

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