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"Partout où tu iras, j'irai"
L’accompagnateur en mission spéciale auprès des jeunes apprentis musiciens
par Marie Muller
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La faune musicale regorge de personnages attachants. Parmi eux figurent les pianistes, caricaturés par Saint-Saëns comme des animaux de carnaval à 10 doigts. Ils se divisent eux-mêmes en différentes espèces. On y trouve le « soliste », animal solitaire expert en acrobaties, exposé au regard de tous dans l’arène du cirque concertique, le « chambriste » ou « musicien de chambre », animal domestique sociable à tendance démocratique et le « pédagogue » ou « professeur », animal pensant et doué pour la communication verbale un tantinet altruiste. Certains sont le résultat de croisements savants qui font d’eux des « chambristes-à-tendance-solistes », des « solistes-ascendant-pédagogues » ou peut-être bien tout cela à la fois ou successivement. Mais il y a aussi l’« accompagnateur », animal discret et docile, sorte de bête à deux têtes, tout aussi apte à guider son maître qu’à le suivre. Je crois que je suis de cette espèce-là.
Les prémices de l’exploit
J’ai chaque année le plaisir d’accompagner de jeunes musiciens en formation, élèves de diverses structures d’enseignement dont je suis l’accompagnatrice permanente ou occasionnelle. Le printemps s’annonçant, les concerts, concours et examens fleurissent dans les écoles. Je m’attèle alors à visiter le tas de partitions qui se sont dangereusement accumulées sur mon piano au cours des semaines précédentes. Les parcourir du regard. En déchiffrer quelques-unes. En pratiquer les pages les plus acrobatiques en prévision des premières répétitions, prémices d’un prochain concert-marathon.
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Dans l’intimité des coulisses
À la première rencontre, l’élève est souvent un peu intimidé, pas très sûr de lui. S’il est parfois un peu noyé dans la horde d’adolescents excités de sa classe, il redevient dans l’antre confidentiel de la salle de piano un individu à visage humain, avec sa propre personnalité, sa propre sensibilité. C’est un premier contact. On apprend à se connaître. Après des semaines de pratique en solitaire, l’élève découvre enfin ce qui se passe « en dessous ». La mélodie qu’il joue, avec les harmonies qui la sous-tendent, prend soudain sens à son oreille. Prendre quelques repères, cibler les difficultés, assurer les entrées... Il faut optimiser ce temps rare et précieux en présence du piano pour que celui-ci devienne un allié et non une gêne.
De l’exigence de l’accompagnateur dépend la qualité du résultat final. Il se pose en gardien du rythme, veille au respect du texte, exprime en d’autres mots ce que l’élève a dû entendre maintes fois de son professeur. En bon pédagogue, il encadre, observe, analyse, soutient, conseille, corrige, rappelle, insiste, dirige, sermonne, rassure, encourage, tire l’élève vers le haut, tente de le mener un peu plus loin sur le chemin de la musique, exige le possible et parfois l’impossible. L’élève résiste quelquefois. L’accompagnateur tente de faire baisser la garde. En bon musicien, il insuffle une dynamique, un mouvement, un élan, une direction, une respiration. Chaque rencontre est une occasion d’échange privilégiée, de laquelle jaillit parfois une belle complicité. Tout cela se passe discrètement, en coulisses. La prestation finale n’est au fond, du travail de l’accompagnateur, que la face émergée de l’iceberg.
Une bonne épaule
Discret mais bien présent, l’accompagnateur offre une bonne épaule sur laquelle l’élève peut s’appuyer. Il contribue à créer un environnement favorable pour que l’élève puisse se dépasser.
Parfois, avant le concert, l'élève s'inquiète. Ne t'en fais pas, tu n’es plus tout seul. Partout où tu iras j'irai... Mon calme légendaire, même s’il n’est qu’apparent, rassure. Mais au fond de moi se débat une petite Marie contre les bibittes qui l’envahissent, contre ses petites craintes et ses petits inconforts qui menacent de la distraire de la concentration nécessaire. Je feins la confiance pour ne pas causer à mon comparse du moment plus de stress qu'il n'en a déjà, l’encourage à prendre de bonnes et profondes respirations avant de rentrer en scène – celles-ci vaudront bien aussi pour moi ! – et lui rappelle la raison pour laquelle nous sommes là : pour le plaisir de la musique, avant tout, plaisir de l’interpréter et plaisir de la partager. Son sourire s’affiche à nouveau et un trop-plein d’énergie nous emplit tous les deux. Finalement, aussitôt le discours musical entamé, le plaisir reprend le dessus sur les petites appréhensions.
Le défi de l’adaptabilité
Les concerts d’élèves sont parfois de véritables marathons qui nécessitent de la part de l’accompagnateur concentration et vigilance constantes des heures durant afin de parer tous imprévus dont certains élèves, en dépit des répétitions, sont les brillants spécialistes (transformation du rythme, pulsation aléatoire, coupures improvisées, reprises imprévues, hésitations sporadiques...). Il faut doser la puissance du grand demi-queue pour ne pas submerger le mince filet de son du débutant, jouer le jeu de la discrétion pour ne pas le déstabiliser, mais il faut avoir la puissance et la vaillance d’un orchestre symphonique lorsqu’il s’agit d’accompagner un concerto romantique. Si sa tâche est relativement aisée lorsque les élèves sont suffisamment solides pour assumer leur partie sans erreurs et démontrer une relative attention à celle du piano qui les accompagne, la fragilité de certains autres oblige la plupart du temps l’accompagnateur à relever le défi de l’adaptabilité.
En mission spéciale
L’expérience s'apparente parfois à un sport extrême où tout est possible, même l’improbable. Il s’agit parfois de rattraper l'irrattrapable pour que la musique suive son cours, avant tout. Telle une bouée de sauvetage, un filet de sécurité, une assurance tout risque, souplement, impassible, je « rattrape », discrètement, régulièrement, comme une couturière reprise consciencieusement, clandestinement les chaussettes de la famille pour masquer ce qui ne doit pas se voir. Parfois, j’improvise quelques notes pour accompagner celles que l’élève invente de manière impromptue, j’ajoute quelques fractions de temps pour épouser ses hésitations sporadiques, j’en retranche quelques autres pour dissimuler son impatience…
Mais parfois, le délire est trop grand. Les fantaisies de certains dépassent mon imagination. Comme cette jeune saxophoniste qui, le jour du concert, oublie sa partition et décide de remédier à la situation en la recréant à partir d’une copie de celle du piano. Elle réalise en catastrophe un collage avec les portées découpées, mais, dans la précipitation, les colle dans le désordre et ne se rend compte de son erreur que bien trop tard... Le concert a commencé. Après quelques mesures, son discours n’a plus de sens, je la sens tourner en rond, elle s’égare, aligne des bouts de phrases de façon incohérente, je ne reconnais plus rien de la pièce. Mais où diable peut-elle être bien rendue ? Docile, je l’accompagne dans son errance, tente de sauver les meubles en improvisant quelques accords pour que rien ne paraisse, dans l’espoir d’une issue honorable. Pendant ce temps, je réalise l’énormité de la chose et rumine quelque rancœur pour avoir été prise ainsi en otage, avec l’amer sentiment d’une involontaire trahison. Cette aventure extrême s’ajoutera à mon florilège d’anecdotes à partager.
Ainsi, en mission humanitaire auprès de ces jeunes musiciens en proie aux émotions de la scène, l’accompagnateur, sorte de pianiste « tout-terrain », saint-bernard des situations musicales désespérées, contribue secrètement à embellir l’écrin de l’étudiant qui fait ses premières armes.
Quelques mots utiles
Le concert achevé, un élève s'excuse d'avoir sauté une mesure, d'avoir rajouté des notes, de n’avoir pas pensé aux nuances. Je ne sais pas. Je ne sais plus. C'est un détail à côté de tout le reste. Ma mémoire s'efface et mon énergie s'épuise à mesure que s’égrènent les minutes du concert.
Je ressors souvent de ce marathon avec une impression un peu mitigée, partagée entre la satisfaction d'un travail bien fait et la frustration de n'avoir fait que mon travail : suivre, sans avoir eu la possibilité de laisser librement s'exprimer la musique, sans avoir laissé non plus celle-ci m’atteindre assez profondément, contrainte à la permanence d’un état de veille. Je m’éclipserais volontiers discrètement, pour ne pas laisser paraître ma frustration passagère, pour ne pas attendre de signe de reconnaissance en retour. Il n’y en a parfois que pour le soliste, je ne suis que l’accompagnatrice après tout, on ne remarque l’accompagnateur que lorsqu’il a été mauvais… Mais non ! On me remercie. Publiquement. Chaleureusement. On me félicite, pour la performance, pour l’endurance, pour la haute voltige, pour avoir su interpréter toutes ces musiques si différentes, pour avoir accompagné si généreusement ces jeunes dans leur cheminement, pour leur avoir consacré du temps, de l’énergie, pour avoir cru en eux...
Émile, jeune trompettiste, me court après jusqu’à l’autre bout de l’école pour me dire, les yeux rivés dans les miens, son « merci » à lui. Tout émue que je suis soudain, je me souviendrai longtemps de ce merci. Grâce à lui, j’ai l'impression d'avoir été utile, un temps, le temps que dure la musique, peut-être un peu plus. Utile, et reconnue.
Marie Muller, avril 2009