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Commencer l'apprentissage d'un deuxième instrument sur le tard

 

par Marie Muller

Un c'est bien, mais deux c'est mieux !

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À l’aube de la quarantaine, après avoir consacré trente-cinq années de ma vie au piano dont vingt à l’enseignement, j’avais besoin d’un nouveau départ, d’un projet personnel de taille, un projet à long terme... pour les quarante années à venir ! Un projet qui en vaille la peine. Un projet de vie. De vie MUSICALE !

 

« J’aurais tant aim酠»

 

Je recueille chaque année sur le banc de piano les confidences de mes élèves adultes qui m’ont presque tous avoué dès le premier contact avoir toujours rêvé de « faire du piano Â». Et moi de les encourager à réaliser leur rêve, de les convaincre que « c’est possible Â», de leur tenir la main dans leurs premiers pas de débutants et de les accompagner sur le long chemin de leur nouvel apprentissage. De les voir s’attaquer avec autant de candeur et de désir à un projet aussi ambitieux, de longue haleine, suscitait en moi respect et admiration. Quelque part, je les enviais d’avoir cette volonté, cette détermination.

Un jour de décembre, tendant sous la douche l’oreille vers ma petite voix intérieure – c’est là que les communications passent le mieux –, j’entendis :

 

« J’aurais aimé...
– Ah oui ? T’aurais aimé quoi ?
– J’aurais aimé faire du violoncelle.
– Ben quoi ? Qu’est-ce qui t’en empêche ?
– Ben euh...
– Ben euh quoi ? Arrête donc de rêver et agis !
– Ben euh... c’est-à-dire que...
– Allez, cesse de te chercher des excuses. Allez ! Exécution ! »

Il était peut-être temps de cesser de faire la morale aux autres et de commencer par appliquer à soi-même les conseils que l’on prodigue à autrui.

 

Pas d’excuses valables pour ne pas faire ce dont je rêve ! J’ai du temps. Pas d’enfants. Pas de contraintes. Alors, j’ai décidé de m’y mettre. Pour cela, il fallait commencer par le début. Profitant d’une période un peu tranquille côté piano, je me suis plongée dans le violoncelle à « cordes » perdues.

 

L’attrait de nouveaux défis

 

L’un de mes amis me demandait encore récemment : « Pourquoi le violoncelle ? »

Pour faire une histoire courte, j’aurais pu répondre : « Parce que. » Mais bon, je doute que cette réponse l’eût satisfait. Il doit bien y avoir une raison, après tout, même s’il est difficile de justifier une passion. J’ai tout de même tenté de trouver une réponse à sa question sans savoir réellement dans quoi je m’embarquais. Je vous livre ici la réponse du moment.


Pourquoi le violoncelle... Il s’agit sans doute de l’expression d’une certaine frustration de pianiste. Il y a dans le violoncelle une dimension que je ne trouve pas dans le piano et que j’avais autrefois tenté de trouver dans le chant – sans grand succès, je dois l’avouer – et qui, quelque part, devait me manquer. Je veux parler de la durée, la possibilité de faire vibrer le son, de l’amplifier ou de le diminuer, en un mot, de LE FAIRE VIVRE, alors qu’au piano il meurt irrémédiablement après chaque attaque, même si, avec l’expérience et le savoir-faire, un peu d’artifice et d’habileté, on parvient à faire croire le contraire.

Il y a aussi pour moi le défi que représente la quête de la justesse. Les pianistes ont la fâcheuse réputation – surtout auprès des cordes – d’avoir une oreille TRÈS paresseuse. J’avais sans doute envie de me prouver le contraire, de me confronter à ces prétendues limites de pianiste. Force est de constater que mon oreille – déjà pas si pire auparavant – s’affine avec le temps, sensiblement.
J’ai bien conscience que la quête de la sacro-sainte justesse est l’affaire de toute une vie. Quand bien même on croit la posséder, on s’aperçoit que le voisin n’a pas la même. Cela dit, c’est comme la vérité : ce n’est pas parce que la majorité croit détenir la vérité qu’elle a forcément raison. Il n’y a pas UNE justesse, mais DES justesses, suivant la tension expressive de la phrase, suivant l’harmonie qui la sous-tend, suivant que l’on joue seul ou avec d’autres, suivant que l’on joue avec d’autres cordes ou avec piano... Bref, la justesse est le Saint Graal des instrumentistes à cordes. Une leçon d’humilité pour qui l’approche et espère un jour la posséder.

J’avais par ailleurs envie de pénétrer le microcosme de l’orchestre, de m’immiscer dans les rangs des basses et de connaître la vie de la gang d’instrumentistes potaches qui s’affairent sous la direction d’un chef tentant vaillamment de rassembler toutes ces énergies. Après neuf mois d’efforts, défi relevé, ce fut chose faite ! Après vingt mois, continuant fièrement ma progression, je recevais mon premier cachet. Une première reconnaissance…

 

Le corps comme instrument

 

Maîtriser un premier instrument en profondeur, qui plus est à haut niveau, est un atout phénoménal pour l’apprentissage d’un second. Le langage musical déjà bien maîtrisé (théorie, solfège, déchiffrage…), on peut se concentrer rapidement, voire exclusivement, sur l’aspect technique de l’instrument et sur l’exploration des différents gestes qui permettent d’en aborder les aspects les plus variés.

 

Physiquement, on retrouve d’un instrument à l’autre les mêmes principes fondamentaux concernant la position, l’utilisation du corps et la recherche du mouvement efficace : utilisation du poids du bras, des muscles du dos pour le port du bras, de l’omoplate comme point de levier, alignement des différents segments (avant-bras/main/doigts), consolidation de la voûte de la main, recherche de la souplesse et de la fluidité des mouvements, etc.

 

Au fond, que l’on joue du piano, de la flûte ou du violoncelle, on ne joue jamais que du même instrument : son propre corps. Une bonne connaissance de la physiologie, un peu de bon sens et un bon schéma corporel acquis avec la pratique à haut niveau d’un premier instrument aident à se prémunir contre tous les pièges qui guettent la plupart des débutants et assurent une progression fulgurante dans les premières années de l’apprentissage d’un nouvel instrument.

 

Une motivation à toute épreuve

 

Depuis mes débuts, il y a à peine deux ans, j’ai travaillé comme une acharnée, deux ou trois heures par jour, tellement avide de progresser, impatiente d’apprendre à maîtriser la bête, constante et disciplinée, tenace et entêtée, avec la maladresse du débutant et l’exigence du professionnel.

 

Si autrefois, jeune étudiante au piano, mon ambition se limitait à effectuer studieusement le travail que me demandait mon professeur pour la semaine suivante, elle est aujourd’hui décuplée au violoncelle par la conscience de la distance qu’il me reste à parcourir pour me rendre là où je voudrais. Où je pourrai. Aussi loin que possible…

 

Avec la détermination d’un brise-glace fendant la banquise, je trace mon sillon au jour le jour, une petite victoire à la fois, avec quelques balises comme objectifs pour jalonner mon parcours : aujourd’hui, la cinquième position ; demain, la Sicilienne de Fauré ; dans un mois, concert devant les invités ; l’année prochaine, on verra. Dans dix ans, je serai bonne.

 

Malgré tout, je sens bien qu’il me faut veiller avec une attention particulière à ce que cette motivation profonde ne se laisse altérer par des petites perturbations extérieures : une séance de travail un peu laborieuse, une difficulté récalcitrante, une réflexion maladroite d’un auditeur intransigeant, un découragement passager… La motivation aussi se travaille.

 

À la fois maître et élève

 

Forte de mon expérience de pédagogue, je me vois parfois tiraillée entre deux rôles : je suis à la fois l’élève qui meurt d’impatience de tout savoir, avide de tout connaître et de tout maîtriser de son nouvel instrument et le professeur qui avec rigueur veille au grain et s’assure de la bonne méthode pour y parvenir.

 

Il faut du temps pour apprivoiser un instrument, se sentir à l’aise, le sentir devenir sien, pour qu’il cesse d’être un élément étranger et devienne un partenaire, un allié. Un jour tout va bien ; le lendemain plus rien ne va. Ça grince, ça siffle ou ça couine et on ne sait pas toujours pourquoi. Mais à force de recherche, d’observation, de réflexion et d’expérimentation, on parvient la plupart du temps à trouver la faille et à remédier à la situation. C’est une petite victoire sur le chemin du progrès.

 

Comme mes propres élèves, je vis des petites périodes de flottement lorsqu’une difficulté persistante m’empêche d’avancer. Comme mes propres élèves, je ressens parfois la nécessité d’avoir recours aux conseils d’un professeur pour me redonner un peu d’élan, de courage et de nouvelles directions pour mon travail personnel. Comme mes propres élèves, j’ai besoin de petits défis audacieux pour me motiver, mais j’apprécie aussi m’arrêter un peu de temps en temps pour consolider mes acquis et revisiter le chemin déjà parcouru. Comme mes propres élèves, j’aime me confronter à mes propres limites en m’essayant de temps à autre à beaucoup-trop-dur-pour-moi… pour finalement le mettre de côté et y revenir plus tard, quand j’ai fait des progrès. Un objectif secrètement convoité. 

 

Ainsi, redevenant élève moi-même, je comprends ce que vivent mes propres élèves dans leur apprentissage du piano et, par empathie, avoue être davantage à l’écoute de leurs besoins. Je tente avec mon enseignement d’y répondre autant que possible, consciente que c’est leur permettre d’entretenir leur motivation à surmonter les difficultés qu’ils pourront rencontrer.

 

Élève à mon tour, je redécouvre le vrai plaisir d’apprendre avec le même émerveillement que lorsque j’avais six ans devant mon premier clavier. C’est me redonner le goût pour le restant de ma vie du vrai et noble sens oublié du mot « amateur ».

 

L’énergie du dépaysement

 

Mais pourquoi avoir attendu si longtemps ? Je vivais en France et y ressentais la pression du contexte professionnel parisien comme une obligation d’hyperspécialisation. Je n’aurais alors jamais osé me « pervertir Â» à jouer d’un autre instrument que celui pour lequel j’avais été formée depuis l’enfance, celui auquel mon image était définitivement rattachée et dont l’expérience me garantissait une certaine crédibilité sur le marché du travail : le piano. Et puis, pourquoi m’attaquer à un deuxième instrument alors que je ne me sentais déjà pas assez performante avec un seul ? Et puis, à quoi bon évoquer un rêve si ce n’est que pour en exprimer le regret ?
Arrivée au Québec, j’ai senti qu’il y avait dans la région où je vis de la place pour l’expérimentation, une certaine tolérance pour la polyvalence, voire une incitation à l’éclectisme que je n’avais pas connues en Europe. J’ai pu constater qu’il n’est pas rare ici de voir les gens porter professionnellement deux ou trois casquettes différentes. Leurs compétences dans chaque discipline n’en sont pas moins bonnes pour autant et leur expérience est d’autant plus riche que leurs activités sont différentes et complémentaires. Cela est admis. Jouer d’un deuxième instrument devrait selon moi relever de la même logique.

 

« Que la montagne est belle… Â»

 

Comme tout violoncelliste, la corne me pousse au bout des doigts, je me promène avec mon instrument sur le dos et me soucie régulièrement de sa bonne santé en me rendant deux fois par an chez le médecin des violoncelles pour une petite révision et quelques petits ajustements.

J’ai sans m’en rendre compte rejoint la gang des bi-instrumentistes-révélés-sur-le-tard qui ont en commun la gourmandise de l’apprentissage, la curiosité de l’inconnu, le plaisir du cheminement et l’humilité du recommencement.

 

Je continue de m’exercer, chaque jour, et chaque jour je fais un petit pas. La route est longue mais le paysage est magnifique. Dans dix ans, je serai bonne.

 

                  Marie Muller, septembre 2008

 

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