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Les caprices d'une main habile

La leçon de Schumann

 

par Marie Muller

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« Ce que font les doigts, c’est du bricolage ;

mais la musique qui a résonné intérieurement parle à tous et survit au corps périssable. Â»

Robert Schumann

Bob s’énerve. Du haut de ses dix ans, s’évertuant à pratiquer au piano les exercices de tenues que lui a conseillés son professeur afin d’obtenir une meilleure indépendance des doigts, il ne comprend pas pourquoi son quatrième doigt refuse obstinément de lui obéir.

« Tu vas tu t’lever, oui ? Â»

Bob devrait faire preuve de plus de magnanimité à l’égard de son flémard de doigt.

« Pourquoi mon quatrième doigt est si paresseux ?

– Si ça peut te rassurer, Bob, tous les quatrièmes doigts de la planète le sont autant.

– Ah bon ? Et pourquoi donc ?

– La main est ainsi faite. Chaque doigt est relié aux muscles de l’avant-bras par de longs tendons, recouverts de petites gaines, comme les câbles des freins de ton bicycle. Ceux-ci permettent aux doigts de remuer, de se plier ou de se détendre. La vie du quatrième doigt serait bien plus facile s’il n’y avait entre les tendons du troisième et du quatrième doigt des petites bandelettes obliques qui l’empêchent de s’allonger ou de se lever quand ses deux voisins sont fléchis.

– C’est donc normal que je n’arrive pas à lever mon quatrième doigt aussi haut que les autres doigts ?

– C’est tout à fait normal.

– On ne peut rien y faire ?

– Je crois malheureusement que non.

– Et si j’empêchais le troisième doigt de bouger, proposa Bob vigoureusement empoignant soudainement le majeur de sa main droite avec force et autorité de l’autre main, je pourrais exercer le quatrième plus efficacement !

– Je crois qu’il faut surtout faire preuve de patience, Bob. Tiens, je vais te raconter une histoire. Tu connais Robert Schumann, le compositeur...

– Hmm.

– Mais connais-tu Robert Schumann, le pianiste ? Schumann a été pianiste avant d’être compositeur. Le sais-tu ?

– …

– Écoute son histoire. Pendant ce temps, oublie un peu ton quatrième doigt.

 

Le cas Schumann

 

Nous sommes au début du XIXe siècle. Jeune adulte, Robert Schumann – après avoir obéi au désir de sa mère et avoir étudié le droit sans grande conviction – a longtemps hésité entre deux vocations : la littérature et la musique. Accepté comme élève par Wieck, professeur de grande renommée, il décide de se consacrer au piano et se prépare à une carrière de pianiste virtuose. Déchaîné, il travaille son piano comme un forcené, « d’une façon frénétique, exténuante Â», au dire de son maître.

 

Dans les pages de son journal, se conseillant lui-même, il écrit :

« Ne te décourage pas, mon cher Robert, si ton jeu n’est pas toujours rapide et perlé,

comme durant ces huit derniers jours ;

exerce-toi à la patience, lève doucement les doigts, tiens ta main tranquille et joue lentement :

tout rentrera dans l’ordre. Â»

 

Puis il fait parler son ami inventé, Florestan :

« Il faut que tu travailles davantage. Les gammes marchent assez bien.

Si seulement tu pouvais maîtriser ta façon de jouer, ton toucher :

n’en changes-tu pas tous les jours ?

Hier, tu avais celui que j’aime : je vais le décrire :

la main décontractée sur les touches, les phalanges antérieures un peu recourbées,

le doigt frappe la touche comme un petit marteau qui se meut de soi-même,

le bras et la main restent tranquilles, le doigt se soulève à peine pour l’attaque

et se contente presque de presser la touche. Â»

 

À cette époque, l’Europe est traversée par le phénomène Paganini. Le violoniste éblouit ses contemporains avec ses exploits de virtuosité acrobatique. Son corps est doué de caractéristiques anatomiques telles qu’il lui permet des mouvements excessifs, spectaculaires, impossibles à la majorité des musiciens. Ses mains hyperhabiles sont d’un relâchement tel que ses extensions semblent n’avoir aucune limite.

 

En 1830, Schumann entend le violoniste lors d’un concert à Francfort.

Très impressionné, il rêve désormais de devenir le Paganini du clavier. Non satisfait de sa main habile, il la veut hyperhabile. Impatient de brûler les étapes, recherchant la perfection technique, obsédé par le grand exemple de Paganini, il exerce ses doigts à une virtuosité de plus en plus difficile. Il compose à cette époque la Toccata op. 7, qu’il croit être la pièce la plus difficile jamais écrite pour le piano.

Il déclare à ses proches avoir trouvé une méthode infaillible pour atteindre la perfection technique tant recherchée. Trouvant ses deuxième et troisième doigts plus faibles que les autres, il emploie un appareil qui entrave l’index de la main droite, censé procurer au majeur une plus grande indépendance.

 

Successivement, il mentionne dans son journal,

le 8 mai 1832 :

« Le troisième (doigt) marche assez bien grâce au cigare mécanique.

L’attaque est maintenant indépendante. Â»

 

le 13 mai 1832 :

« Le toucher est bon, le troisième doigt un peu plus fort. Â»

 

Mais les jours suivants, les choses commencent à aller un peu moins bien pour sa main droite.

Travaillant comme un possédé, il s’épuise dans l’exécution de passages éprouvants physiquement et inflige à ses mains des contraintes excessives. 

 

le 23 mai 1832 :

« Le troisième semble vraiment incorrigible. Â»

 

puis, entre le 14 et le 22 juin 1832 :

« Le troisième est complètement raide. Â»

 

Son doigt ne lui obéira plus.

Il sombrera l’année suivante dans une grave dépression, et ne se remettra jamais tout à fait de la déception de n’avoir pu devenir le pianiste qu’il avait tant désiré être.

 

en 1833, à l’un de ses médecins :

« Je ne joue plus guère de piano

– n’ayez pas peur, je me suis moi aussi résigné, tenant cela pour un signe du destin –,

un des doigts de ma main droite est cassé, paralysé ;

une lésion insignifiante en soi et la négligence ont accentué ce mal à tel point

que la main tout entière est presque incapable de jouer. Â»

 

Ainsi, la carrière de pianiste de Schumann fut terminée avant même d’avoir pu commencer. 

 

en 1834, tentant de rassurer sa mère :

« Ne te fais pas de souci pour mon doigt ! Je n’ai pas besoin de lui pour composer,

et une carrière de virtuose itinérant ne me rendrait pas plus heureux –

mon tempérament ne s’y prête en aucune façon. Â»

 

Bob, perplexe, reste muet un moment.

 

« Rassure-toi, Bob. L’histoire de Schumann est un cas particulier. N’imagine pas que tous les grands sportifs du clavier finissent ainsi handicapés. Cela se saurait. Tu n’es qu’au tout début de ton apprentissage. Volontaire et ambitieux comme tu es, la tentation te sera grande de vouloir jouer toujours plus vite et plus fort. Rien ne sert de vouloir aller trop vite, de brûler les étapes. Tu sais, nous ne sommes pas tous des Paganini en puissance. Notre corps a des limites qu’il nous faut apprendre à reconnaître. Pour ton quatrième doigt, ne t’en fais pas trop. Il va se fortifier avec le temps et compensera la difficulté qu’il a à se lever par d’autres moyens tout aussi efficaces.

 

Après un moment de silence…

« Qu’est devenu Schumann après tout cela ? demande Bob.

– Ces troubles ne l’ont pas empêché d’écrire avec sa main handicapée la presque totalité de son Å“uvre. Il continuera malgré tout de repousser les limites de la virtuosité à travers ses « travaux herculéens Â» – ainsi qu’il les appelait lui-même – en composant successivement les Intermezzi, les Impromptus, les deux cahiers d’Études d’après Paganini, les trois sonates, les Études symphoniques et enfin la grande Fantaisie op.17, dont la fin du deuxième mouvement est réputée à la limite de l’exécutable.

 

à Clara, « devenue sa main droite Â», il écrit en décembre 1838 :

« Seigneur, pourquoi m’as-tu fait précisément cela ?

En moi, la musique tout entière est si achevée et vivante que je voudrais l’exhaler,

et voilà que je n’y parviens qu’avec peine, l’un de mes doigts chevauchant l’autre.

C’est épouvantable, et j’en ai beaucoup souffert jusqu’à présent. Â»

 

On ne saura finalement jamais exactement ce qui a causé la paralysie du doigt de Schumann.

S’il y a une leçon à tirer de cela, c’est qu’il faut faire preuve de patience et comprendre le fonctionnement de son propre corps pour atteindre les objectifs les plus élevés. Le temps ne respecte pas ce qui se fait sans lui.

– Hmm. Je comprends… Bon. Je crois que j’ai encore du chemin à faire…»

 

Alors, Bob se remet au piano et reprend consciencieusement ses exercices, avec patience et détermination, avec un peu plus de tolérance pour son quatrième doigt, mais surtout une petite pensée émue et solidaire pour Robert Schumann, le pianiste.

 

Marie Muller, mai 2006

 

 

Bibliographie

 

- Le roman du piano du XIXe au XXe siècle, Dieter Hildebrandt – Actes Sud – 2003

 

- Numéro spécial sur la main du musicien, Médecine des arts, revue trimestrielle, Alexitère – 1995

 

- Schumann, André Boucourechliev, Collection Solfèges, Seuil – 1980

 

- Conversations, propos recueillis par Juergen Meyer-Josten, Van de Velde – 1989

 

- La leçon de musique d’Yvonne Lefébure, Yvette Carbou, Van de Velde – 1995 

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