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Plaidoyer pour la rigueur

par Marie MULLER

Ne pas confondre rigueur et sévérité

 

Ne croyez pas que je sois de ces profs rigoristes, austères, censeurs et tyranniques, qui imposent la séquestration de l’élève jusqu’à obtention des meilleurs résultats, au risque de le priver d’aller chez son ami vendredi soir, ou, pire, de jouer avec le Game Boy de sa sÅ“ur si ses gammes n’ont pas été exécutées en long, en large et en travers au tempo de rigueur. « Sortez le bâton et que tout le monde marche au pas, dos droit et mains sur le clavier. Sinon, point de salut ! Â» Non, non. Ce n’est pas de cette rigueur-là qu’il s’agit. On peut être rigoureux avec une douce fermeté, attentive, intelligente et bienveillante. La rigueur dont il est question est davantage affaire de conscience professionnelle, d’honnêteté intellectuelle, le professeur veillant à fournir à son élève les moyens de donner le meilleur de lui-même, tout en respectant son propre rythme afin qu’il progresse harmonieusement sur le chemin parfois difficile qu’est l’apprentissage d’un instrument, chemin semé d’embûches, sans jamais désespérer de sa capacité à s’améliorer.

 

On bâtit son jeu comme on bâtit sa maison.

 

Apprendre un instrument est une affaire de longue haleine. À l’instar d’un grand architecte devant le vide du commencement, l’élève, avec les conseils de son professeur, construit peu à peu son édifice. Posant une brique après l’autre, il lui faudra de la patience, de la persévérance, de la réflexion, de l’analyse, de la méthode, pour s’assurer un jour de pouvoir y mettre un toit et vivre à l’abri des intempéries. Pour garantir sa solidité, sa construction doit obéir à des règles d’architecture précises et rigoureuses. Chaque étape dans cette progression est importante, mais la bonne tenue de l’ensemble dépend essentiellement de la solidité des fondations. Bref, il lui faut des bases solides. C’est de la logique et du bon sens. L’apprentissage de la rigueur offre un cadre, une structure, une ossature, une charpente à l’édifice musical de l’élève qui lui garantit pour l’avenir une progression constante et sereine et évite à l’architecte d’avoir un jour à démolir pour reconstruire.

 

La rigueur manquante

 

Malheureusement, on ne prend conscience de la nécessité d’une rigueur dans l’apprentissage que lorsque celle-ci fait défaut. Pratiquer sans rigueur, c’est accepter que notre maison soit bâtie sur des sables mouvants, ne laissant pas grand espoir sur la solidité du bâtiment.

Professeurs comme élèves, nous avons de multiples raisons de nous laisser aller au manque de rigueur : une motivation fluctuante, un contexte défavorable, de mauvaises dispositions, des obstacles inattendus, un fâcheux manque de temps, une certaine lassitude, un semblant de découragement…

Certains jours, il serait moins fatiguant de relâcher notre exigence légendaire plutôt que de s’obstiner à vouloir corriger ces petites choses qui nous agacent : un doigté aléatoire, un phrasé absent, un rythme anarchique, des nuances inexistantes, un tempo fluctuant, des fausses notes à répétition, des hésitations récalcitrantes, un criant manque de méthode… Pourquoi s’obstiner quand c’est si facile de laisser faire? Au fond, ce n’est pas si grave… Mais c’est oublier que l’effort à déployer le moment venu pour convaincre l’élève de revenir à une réelle exigence n’en sera que plus grand encore. Défaire des habitudes pour en construire de nouvelles, c’est faire deux fois le chemin plutôt qu’une. Il y a de la fierté à admirer le résultat d’un travail bien fait. Y en a-t-il à construire une maison instable ?

Le manque de rigueur pratiqué de manière chronique peut avoir des effets désastreux, parfois irréversibles, dont il faudra plus tard assumer le résultat : jeu crispé, inégal, instable, grossier, maladroit, insécure… Si l’édifice est trop fragile, l’élève ressentira rapidement ses limites trop vite atteintes.

Au bout de quelques mois, sinon quelques années, prenant conscience de ses lacunes, de ces petits défauts qui parasitent son jeu, il risque de se démotiver, de perdre confiance en lui. Dans le pire des cas, effrayé par l’effort titanesque qu’il devra fournir pour reprendre en main le chantier de sa reconstruction, il se découragera et regrettera amèrement d’avoir si longtemps étudié avec si peu de résultats. Il en conservera un triste sentiment d’échec. Dans le meilleur des cas, s’il est armé d’une motivation à toute épreuve, il reprendra le chemin de l’apprentissage en tentant de refaire une partie du trajet, avec de nouvelles bases et davantage de rigueur. Mais le chemin sera plus long et la route plus difficile encore.

 

Le chemin de la rigueur

 

À moins qu’un élève soit à ce point réfractaire à toute forme d’expression musicale qu’il ne trouve pas plus d’intérêt Ã  se rendre à son cours de piano qu’à son rendez-vous annuel chez le dentiste, je ne connais pas d’élève qui renonce à ce qu’on lui apprenne à pratiquer avec rigueur dès lors qu’on lui montre le chemin. En plus de lui enseigner une technique, un phrasé, un doigté, toutes sortes de notions théoriques ou solfégiques adéquates, il revient au professeur d’éveiller chez son élève la motivation de l’effort en l’accompagnant dans la grande ascension du défi de son apprentissage. En lui montrant l’exemple, il lui donnera une idée du panorama qui l’attend tout là-haut et l’envie d’explorer un peu plus loin le chemin qui l’y conduit. Il s’agit pour le professeur d’adapter sa méthode à l’élève, en tenant compte de son niveau, de sa maturité, de son rythme de progression, de s’assurer qu’il quitte le cours en sachant reproduire seul avec conscience et intelligence ce qu’il a réalisé pendant celui-ci, qu’il constate lui-même les bienfaits de cette pratique, de fixer avec lui des objectifs atteignables à court terme qu’il pourra lui-même évaluer au fur et à mesure de sa progression. Il est toujours plus facile de faire un exercice lorsque l’on comprend pourquoi on le fait. Des exigences bien comprises sont un pas vers le respect de celles-ci.

 

La rigueur-attitude

 

Parler de rigueur ne se résume évidemment pas à une série de recettes. Il s’agit davantage d’observer, d’analyser, de mener une réflexion sur sa propre pratique, d’établir des règles, des méthodes, des priorités, des objectifs réalistes pour un avenir proche et de s’y référer avec constance et persévérance comme un navire se réfère à un phare pour garder le cap. Il s’agit également de respecter les consignes que l’on se donne avec précision, une grande honnêteté, une savante discipline et une conscience aiguë de la raison de tout cela. En bon gardien de la rigueur, le professeur veillera à ce que l’élève ne néglige pas la qualité de son travail – en vue de son efficacité – au profit de sa quantité – des heures de rabâchage souvent inutile. Ainsi, à travers l’expérience de la rigueur, le professeur fait profiter son élève du meilleur de son enseignement : il lui apprend à apprendre.

 

« La rigueur vient toujours à bout de l’obstacle. Â» (Leonard de Vinci)

 

Si exiger de la rigueur de la part des élèves suppose de la part du professeur de la constance, de la persévérance, de l’énergie, de la réflexion, des convictions, c’est un effort qui en vaut la peine. C’est un investissement à long terme dont le professeur et l’élève ressentiront rapidement les bienfaits évidents, sur lesquels ils pourront compter et se reposer le moment venu.

 

L’abus de rigueur est dangereux.

 

Les vertus de la rigueur dans l’apprentissage d’un instrument ne sont plus à démontrer. Mais il arrive que certains élèves aient à ce point intégré le devoir de rigueur qu’ils s’infligent personnellement et de manière excessive une obligation de perfection. Pour des raisons dont ils ne sont souvent eux-mêmes pas conscients (faire plaisir à papa, à maman, à son professeur, être le meilleur…) ils portent en eux un tel désir de bien faire qu’ils ne se donnent aucun droit à l’erreur. Ajouter de la pression à une exigence déjà démesurée ne ferait qu’accroître le sentiment de frustration, d’insatisfaction de l’enfant et pourrait nuire à son épanouissement musical et personnel. Il convient donc pour le professeur de relativiser l’importance de la rigueur et de doser son niveau d’exigence en fonction de celui que l’élève s’impose déjà lui-même, en faisant preuve de souplesse et d’intelligence, de perspicacité et de tolérance.

 

Le plaisir dans la rigueur

 

La motivation de grimper la montagne vient de ce que l’on sait que la vue est bien plus belle de là-haut. Le désir de se rapprocher du but nous donne l’énergie de l’effort et nous enseigne à savourer le chemin, à aimer cette fichue rigueur pour la petite parcelle de bonheur qu’elle nous offre chaque fois. Couronnant tout apprentissage bien mené, le plaisir de l’aboutissement, le plaisir de la réalisation, de l’accomplissement et du dépassement de soi sont autant de récompenses pour tous les efforts fournis durant l’ascension. Là où il n’y a pas de rigueur, il n’y a la plupart du temps de plaisir qu’immédiat, superficiel, fugitif et souvent illusoire. Apprendre la rigueur est la garantie d’un plaisir durable et renouvelable : une belle source de motivation pour celui qui en aura fait l’expérience.

 

Marie Muller, février 2007

Membre des A.T.B.F. (Amoureux du Travail Bien Fait)

 

Ne risque-t-on pas de paraître un peu rétrograde en persistant à croire que la motivation d’un élève se développe en grande partie grâce à la rigueur qu’on lui enseigne ? N’avez-vous pas déjà entendu des parents se prémunir contre tout excès en vous annonçant d’emblée : « Je veux que mon fils fasse du piano pour son plaisir Â» ? Avec plaisir ! Mais n’y aurait-il pas quelque plaisir aussi dans la rigueur ? Si l’on se fie à l’adage qui dit que l’on ne peut prêcher que pour ce que l’on est, il ne serait que d’être rigoureux soi-même pour que nos élèves le soient à leur tour. Est-ce suffisant ? Et de quelle rigueur s’agit-il donc ?

La rigueur selon le Petit Larousse : « grande exactitude, exigence intellectuelle Â»

La rigueur selon le Petit Robert : « exactitude, précision, logique inflexible Â»

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