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Le piano, solitaire ou solidaire ?

des vertus de l’accompagnement dans le cheminement des élèves pianistes

 

par Marie Muller

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« On n’enseigne pas ce que l’on sait. On n’enseigne pas ce que l’on veut. On enseigne ce que l’on est. Â»

 Jean Jaurès, homme politique français (1859–1914)

 

 

Ce que l’on est

 

Lorsque j’ai choisi le piano, à un âge où l’instinct plus que la raison devait guider mes choix, je n’étais pas encore tout à fait consciente du fait que ce choix allait me permettre d’assouvir à la fois un désir profond d’autonomie (jouer SEULE un répertoire de SOLISTE qui ME plaît, à MOI) et une soif infinie de rencontres, par le biais d’expériences musicales collectives, que ce soit dans la musique de chambre, l’accompagnement ou la participation à des créations de théâtre musical.

J’ai découvert cet aspect là lorsque, guidée par un professeur qui voyait en moi une certaine propension à l’écoute, quelques facilités pour la lecture et un toucher « d’accompagnatrice Â» (je n’ai jamais su vraiment s’il s’agissait d’un compliment), je me perfectionnais dans l’accompagnement des chanteurs. J’y découvrais ce qu’on pourrait appeler une véritable vocation.

Détrôner le mythe du pianiste solitaire

 

Enseignant durant de longues années le piano dans une école de musique, en France où se côtoyaient toutes sortes de disciplines artistiques (musique, danse, théâtre, arts plastiques), je luttais contre la pensée ambiante qui considérait que le piano était un instrument soliste, donc solitaire, dont la pratique condamnait ses adeptes à demeurer des musiciens marginaux. Relevant le défi du désenclavement, j’ai ouvert ma classe à d’autres disciplines, offert à mes élèves de participer aux projets collectifs et multidisciplinaires fusant de toutes parts, associant musique, danse et théâtre, leur permettant ainsi de découvrir d’autres pratiques, de rencontrer d’autres artistes en herbe, comme eux. En somme, d’utiliser la pratique de leur art comme un moyen de rencontre, d’échange.

Ainsi, je militais sans en avoir l’air, à ma petite échelle et avec les moyens du bord, pour la socialisation des pianistes!

 

Installée depuis peu au Québec dans une zone que l’on pourrait qualifier de « rurale Â», relativement isolée dans mon nouveau et très ordinaire statut de travailleur autonome, mes convictions pédagogiques s’en trouvent renforcées. L’isolement géographique et professionnel accroissant le défi du désenclavement, la motivation de le relever en est bien plus forte encore.

Prenant plaisir à intégrer dans mon enseignement tous les moyens à ma disposition pour sortir mes élèves de la routine lorsqu’elle menace (sans que cela soit une obsession), j’ai profité cette année d’une occasion en or pour leur proposer, en prévision du concert du printemps, d’accompagner quelques élèves violonistes de la région.

Il n’est pas d’âge pour apprendre à jouer avec l’autre. Ne serait-ce qu’avec un doigt. Sur une seule note. Toute expérience en ce domaine est salutaire et formatrice. Pour la première fois, mes petits élèves québécois, la plupart dans leur première année de pratique, allaient découvrir ce que veut dire le mot « accompagner Â».

 

Les exigences du défi

 

Accompagner un autre instrument est un défi exigeant.

Il requiert une écoute attentive – de soi et de l’autre –, une vigilance de chaque instant, une connaissance parfaite de sa partie, mais aussi de celle de l’autre, une compréhension de la pièce, de sa structure, de ses respirations, une analyse de la répartition des rôles, des plans sonores, et, surtout, une grande souplesse d’adaptation devant l’imprévu.

La première expérience d’accompagnement, pour un élève, est un saut dans l’inconnu dont on ne maîtrise, en tant que pédagogue, pas tous les paramètres.

Il faut tout prévoir pour se préparer à l’imprévisible. Le rôle de coach du professeur est à ce titre terriblement important si l’on veut éviter toute situation de panique. Il doit veiller à préparer l’élève pianiste tant musicalement que psychologiquement (surtout lorsqu’il s’agit d’accompagner un autre élève dont la rigueur rythmique est plus qu’aléatoire) et à orienter son travail pour parer à toute éventualité (tempo très personnel, hésitations intempestives, arrêts imprévus, reprises hésitantes, rattrapages potentiels…). De cette préparation en particulier dépendra le désir que l’élève aura de se rendre flexible aux exigences du duo. C’est grâce à cette préparation qu’il se sentira « capab’ Â» ou non de modifier ses habitudes, et trouvera l’énergie, le calme et la conviction nécessaires pour dépasser les difficultés.

 

Une leçon pour la vie

 

Si cette discipline requiert tant de qualités, il est indéniable que sa pratique contribue à les développer.

Accompagner est une manière d’apprendre à se mettre à la disposition de l’autre, d’offrir son soutien, présent mais discret, de dialoguer aussi, de prendre sa place tout en respectant celle de l’autre. C’est l’occasion de prendre conscience de ses responsabilités, de l’importance du rythme comme de la pulsation tout en relativisant celle du tempo. Le tempo de l’un n’est pas forcément celui de l’autre. Il faut s’entendre. Se mettre d’accord. Trouver un compromis. Apprendre à respirer, ensemble. Le principal étant « d’être avec Â» plutôt que de « suivre derrière Â». C’est aussi apprendre à analyser rapidement ce qui se passe pour réagir de manière appropriée dans les plus brefs délais. Cette exigence réveille le sens critique, aiguise la réflexion et contribue à faire des pianistes des musiciens intelligents, en progression sur le chemin de l’autonomie.

Sorti de son isolement, l’élève prend, au cours de cette expérience, conscience de son rôle, de sa spécificité, d’être l’unique fragment d’un tout, indispensable et nécessaire. Il s’enrichit de la découverte d’un autre instrument avec ses propres contraintes et exigences, expérimentant la complémentarité dans la différence, avec tolérance et humilité.

J’ai pu constater que certains élèves, parfois réticents à l’idée de jouer seuls en public, voient leurs appréhensions disparaître lorsque leur attention est soudain happée par la nécessité du dialogue musical.

Tous retirent de l’expérience une grande fierté, pour avoir su relever le défi de l’adaptabilité, une plus grande assurance, et surtout l’envie de recommencer, pour revivre à deux ce qu’il ne peuvent définitivement pas vivre tout seuls. Leur horizon s’est enrichi d’une nouvelle perspective, celle de partager leur goût pour la musique avec d’autres enfants « comme eux Â» !

 

À force de semer… vient le temps de la récolte

 

Si l’expérience est parfois périlleuse, une fois le défi relevé, la victoire est brillante.

Bien préparé, le petit pianiste peut se révéler une véritable graine d’accompagnateur.

Quelle ne fut pas ma surprise (et mon émerveillement) lorsque la petite Valérie, du haut de ses huit ans, jouant avec le professeur de violon en personne, sensé donner l’exemple, l’attendait et le suivait consciencieusement pour compenser ses fautes de rythmes!

 

Une question de confiance

 

À la lumière de cette dernière expérience, je réalise combien la confiance que nos élèves ont en nous peut leur servir à se dépasser, à se surpasser. Elle semble les conduire là où nous le croyions à peine possible pour eux. Qu’on les accompagne, qu’on les soutienne, les encadre, les encourage dans l’appréhension d’un nouveau défi, avec conviction, méthode et responsabilisation, leur permet de trouver la force de donner le meilleur d’eux-mêmes, de voir grandir en eux la confiance dont ils ont besoin pour rassembler tous leurs efforts, leur concentration, leur attention, leur motivation, pour dépasser les difficultés, pour que le meilleur soit.

Parce qu’ils avaient confiance, ils ont touché du doigt le mot « accompagner Â». Cela a du sens pour eux maintenant. En les accompagnant sur ce chemin tout nouveau pour eux, j’ai pu leur faire partager un peu de mon expérience et recueillir dans nos échanges une complicité bien plus grande encore. Jaurès avait raison.

 

Marie Muller, mai 2005

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